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Chapitre 17 {.calibre1}

Ce chapitre est dédié à Waterstone, la chaîne de librairies anglaise.
Waterstone au beau être une chaîne de magasins, chacun d’eux a
l’atmosphère d’une véritable librairie indépendante, avec sa
personalité bien à lui, un excellent assortiment (particulièrement
en audiolivres), et un personnel compétent.
Waterstone.

Et ainsi, nous lui avons raconté. J’ai trouvé ça fort plaisant, en fait.
Il est toujours amusant d’expliquer aux gens comment utiliser une
technologie. C’est tellement cool de voir les gens comprendre comment
la technologie qui les entoure peut améliorer leur vie. Ange était
brillante, aussi — nous faisions une excellente équipe. A tour de rôle,
nous expliquions comment tout fonctionnait. Barbara était déjà sérieusement
douée avec tout ça depuis le début, évidemment. Il se trouve qu’elle avait
couvert les Crypto Wars, la période du début des années 90 où les associations
de libertés civiles comme l’Electronic Frontier Foundation s’étaient battues
pour que les Américains aient le droit d’utiliser la cryptographie forte.
J’avais une vague connaissance de cette période, mais la façon dont Barbara
la racontait me donnait des frissons. C’est incroyable de nos jours, mais
il y avait eu une période où le gouvernement considérait la cryptographie
comme une munition de guerre, et en avait interdit l’exportation et
l’utilisation à quiconque, pour raisons de Sécurité Nationale. Vous
vous rendez compte ? Dans ce pays, il y avait eu une époque où certaines
mathématiques étaient interdites. La National Security Agency étaient
la main derrière cette interdiction. Ils avaient un standard de crypto
qu’ils disaient assez bon pour les banquiers et leurs clients, mais pas
assez fort pour que la mafia puisse garder ses comptes secrets. Ce standard,
DES-56, était prétendu quasiment incassable. Alors, l’un des co-fondateurs
de l’EFF, qui était millionnaire, avait construit un cracker de DES-56 à
250 000 dollars, capable de casser le chiffrement en deux heures. Malrgé
ça, la NSA avait persisté à dire qu’elle devrait pouvoir empêcher les
Américains de détenir des secrets qu’elle ne pourrait pas espionner.
Alors, l’EFF avait donné le coup de grâce. En 1995, ils avaient défendu
au tribunal un étudiant post-grad de Berkeley, Dan Bernstein. Bernstein
avait écrit un cours de crptographie qui contenait un code informatique
que l’on pouvait utiliser pour produire un chiffrement plus fort que DES-56.
Des millions de fois plus fort. Du point de vue de la NSA, ceci faisait de
son article une arme de guerre, et l’interdisait donc à la publication.
Eh bien, ça a beau être difficile d’expliquer la cryptographie et ses enjeux
à un magistrat, il se trouve que le juge de Cour d’Appel typique n’est pas
très enthousiaste à l’idée de réglementer quels articles des étudiants
port-grad peuvent ou non écrire. Les gentils avaient gagné les Crypto Wars
lorsque la Cour du 9ème Circuit de la Division d’Appel avaient déterminé
que le code était une forme d’expression protégée par le Premier Amendement –
« Le Congrès ne promulguera aucune loi qui empiète sur la liberté d’expression ».
Si vous avez jamais acheté quelque chose sur Internet, envoyé un message
secret, consulté la balance de votre compte en banque, nous avez utilisé de
la crypto que l’EFF a légalisée. Et c’est une bonne chose : la NSA n’est pas
tellement maline ; si elle peut craquer quelque chose, on peut être sûr
que les terroristes et la mafia y arrivent aussi.

Barbara avait été l’un des reporters qui s’étaient fait une réputation en
couvrant ces questions. Elle avait fait ses premières armes en couvrant
les derniers combats des mouvements de droits civils à San Francisco, et
avait fait le rapport entre les luttes pour la Constitution dans le monde
réel et dans le cyberspace. De sorte qu’elle comprenait. Je ne pense pas
que j’aurais pu expliquer tout ça à mes parents, mais avec Barbara c’était
facile. Elle posait des questions intelligentes sur nos protocoles
cryptographiques et les procédures de sécurité, parfois des questions
dont je ne connaissais pas les réponses — parfois même elle signalait
des défauts potentiels dans nos procédures. Nous avons branché la Xbox
et l’avons mise en ligne. Il y avait quatre noeuds WiFi visibles depuis
la salle de conférence et j’ai configuré des changements entre
eux à intervalles aléatoires. Elle comprenait ça aussi — une fois qu’on
était branché sur Xnet, c’était comme être sur Internet, à ceci près que
certaines choses prenaient un peu plus de temps, et que tout était
anonyme et impossible à tracer.
— Et maintenant, quoi ?, ai-je demandé en m’étirant.
J’avais parlé à en avoir la gorge sèche et j’avais un goût acide terrible
à cause du café. D’autre part, Ange me serrait la main sous la table
constamment d’une façon qui me donnait terriblement envie de partir
chercher un endroit tranquille où nous réconcilier de notre première
dispute.
— Maintenant, je vais faire mon enquête de journaliste. Vous allez
partir d’ici et je vais vérifier tout ce que vous m’avez dit pour
le confirmer dans la mesure du possible. Je vous ferai relire ce que
je me préparerai à publier et je vous dirai quand ça sortira. Je
préfèrerais que vous ne parliez de ça à personne à partir de maintenant,
parce que je veux l’exclusivité et parce que je veux être sûre d’être
prêt à sortir l’histoire avant qu’elle ne devienne illisible à force
de spéculations dans la presse et de propagande du DSI. Je vais
devoir demander les commentaires du DSI avant de mettre sous presse,
mais je le ferai de façon à vous protéger autant que ce sera possible.
Je vous préviendrai aussi avant que ça ne se passe. Une chose sur
laquelle je veux être très claire : ce n’est plus votre histoire.
C’est la mienne. Vous avez été très généreux de m’en faire cadeau, et
j’essayerai de bien vous traiter en remerciement, mais vous n’avez
aucun droit à retirer quelque chose, à le changer ou à m’arrêter. La
machine est maintenant lancée et rien ne l’arrêtera plus. Est-ce que
vous me comprenez ?

Je n’y avais pas pensé en ces termes mais dit comme ça, c’était évident.
Cela signifiait que le lancement s’était effectué et que je ne pourrais
plus rappeler ma fusée. Elle tomberait sur son objectif, ou peut-être
dévierait-elle, mais elle était partie et rien n’y changerait quoi que
ce soit. Dans un moment proche, j’arrêterais d’être Marcus — je deviendrais
un personnage public. Je serais le type qui aurait dénoncé le DSI. Je
serais un mort sur pieds. Je suppose qu’Ange défléchissait dans les mêmes
termes, parce qu’elle a pris une teinte vert clair.
— Sortons d’ici, a-t-elle enjoint.

La mère d’Ange et sa soeur étaient de sortie encore une fois, ce qui nous
a rendu facile le choix d’où aller pour la soirée. L’heure du repas était
dépassée, mais mes parents savaient que j’avais rendez-vous avec Barbara
et ne tiendraient pas rigueur de rentrer tard. Quand nous sommes arrivés
chez Ange, je n’ai pas ressenti le besoin de brancher ma Xbox. J’avais eu
tout le Xnet que je pouvais supporter pour la journée. Tout ce à quoi
je pouvais penser, c’était Ange, Ange, Ange. La vie sans Ange. Savoir
Ange fâchée après moi. Ange qui ne me parlerait plus jamais. Ange qui ne
m’embrasserait plus jamais. Elle avait pensé la même chose. Je le
voyais dans ses yeux comme nous fermions la porte de sa chambre et nous
entre-regardions. J’avais faim d’elle, comme on a faim après être resté
des jours sans manger. Comme on a soif d’eau après trois heures de rugby
sans arrêter. Comme rien de tout ça. C’était plus. C’était quelque chose
que je n’avais jamais ressenti. J’avais envie de l’engloutir toute entière,
de la dévorer. Jusqu’à ce point, c’était elle qui avait pris l’initiative
sur le plan sexuel de notre relation. Je l’avais laissée choisir et
déterminer le rythme. Il était étonnamment érotique qu’elle me saisisse
et qu’elle m’enlève ma chemise, qu’elle attire mon visage au sien. Mais
cette nuit je ne pouvais pas me retenir. Je ne voulais pas me retenir.
La porte a cliqué en se refermant et j’ai saisi le bord de son t-shirt
en tirant, lui laissant à peine le temps de lever les bras comme je le
tirais par-dessus sa tête. J’ai jeté mon propre chemise par-dessus ma tête,
en entendant le coton craquer et les coutures céder. Ses yeux brillaient, sa
bouche outre-ouverte, son souffle court et léger. Le mien l’était aussi,
ma respiration, mon coeur et mon sang rugissaient dans mes oreilles. J’ai
arraché le reste de nos vêtements avec la même impétuosité et les ai jetés
dans les piles de linge propre et sale sur le sol. Il y avait des livres et
des papiers sur tout le lit, que j’ai écartés d’un revers de bras. Une seconde
plus tard nous sommes atterris sur les draps défaits, enlacés, nous serrant
comme si nous voulions nous tirer l’un à travers l’autre. Elle a gémit dans
ma bouche et j’ai répondu, en sentant sa voix résonner dans mes cordes vocales,
une sensation plus intime que j’aie jamais ressenti auparavant. Elle s’est
dégagée et a tendu le bras vers la table de nuit. Elle a ouvert le tiroir et
a lancé un petit sac de pharmacie sur le lit devant moi. J’ai regardé dedans.
Des préservatifs. Trojan. Douze, spermicides. Toujours sous cellophane. Je
lui ai souri et elle m’a souri en retour comme j’ouvrais la boite.

Pendant des années, j’avais pensé à comment ça serait. Chaque jour, cent
fois je l’avais imaginé. Certains jours, je n’avais pensé à pratiquement
rien d’autre. Ca ne ressemblait à rien à quoi je n’étais attendu. Par
certains côtés, c’était encore mieux. Par d’autres, c’était bien pire. Sur
le moment, ça m’a semblé une éternité. Après, ça m’a paru s’être passé
en un clin d’oeil. Après, je me sentais comme avant. Mais je me sentais
aussi différent. Quelque chose avait changé entre nous. C’était étrange.
Nous avons tous les deux été pudiques en remettant nos vêtements et en
circulant dans la pièce, regards au sol, en évitant de nous regarder dans
les yeux. J’ai emballé le préservatif dans un kleenex trouvé dans une boite
derrière le lit, l’ai emporté dans la salle de bain, emballé de papier
hygiénique et enfoncé profond dans la poubelle. Quand je suis revenu, Ange
était assise sur le lit et jouait avec sa Xbox. Je me suis assis doucement
à côté d’elle et lui ai pris la main. Elle a tourné son visage vers le mien
et m’a souri. Nous étions tous deux exténués, tremblants.
— Merci, a-t-elle dit.
Je n’ai rien répondu. Elle m’a regardé bien en face. Son sourire était
immense, mais de grosse larmes roulaient sur ses joues. Je l’ai serrée
contre moi et elle m’a aggripé.
— Tu es un homme bien, Marcus Yallow, a-t-elle murmuré. Merci.
Je ne savais pas quoi dire, mais je l’ai serrée dans mes bras aussi. Finalement,
nous nous sommes séparés. Elle ne pleurait plus, mais elle souriait toujours.
Elle a pointé ma Xbox du doigt, sur le sol à côté du lit. J’ai compris le
message. Je l’ai ramassée, branchée et je me suis connecté. Toujours le même
genre de choses. Beaucoup de emails. Les nouveaux billets des blogs que je
suivais ont défilé. Du spam. Mon Dieu combien de spam je recevais. Ma boite
suédoise était souvent utilisée comme adresse de retour pour du spam envoyé
à des millions de comptes sur Internet, et tous les messages d’absence et
les plaintes me revenaient à moi. Je ne savais pas qui faisait ça. Peut-être
le DSI essayait-il de submerger ma boite aux lettres. Peut-être n’était-ce
qu’une blague. Néanmoins, le Parti Pirate avait de bons filtres, et comme
ils offraient 500 gigabytes d’espace disque à quiconque le demandait, je ne
serais pas débordé au sens littéral avant un bon moment. J’ai filtré tout
ça, en frappant la touche “Delete” de façon répétée.

J’avais une boite distincte pour le matériel qui arrivait encrypté avec ma
clef publique, puisque c’était probablement lié à Xnet et sûrement sensible.
Les spammers n’avaient pas encore compris que leurs mails publicitaires
auraient eu l’air plus palusible encryptés, de sorte que pour le moment
ça marchait bien. Il y avait quelques douzaines de messages chiffrés de membres
de notre réseau de confiance. Je les ai lus rapidement — des liens vers des
vidéos ou des photos de violences du DSI, des histoires à faire frémir de
gens qui s’échappaient de justesse, des commentaires sur ce que j’avais
blogué. Rien que d’habituel. Puis je suis tombé sur un message qui n’était
encrypté qu’avec ma clef publique. Ca voulait dire que personne d’autre
n’aurait pu le lire, mais que je n’avais aucune idée de qui l’avait écrit.
Il prétendait venir de Masha, qui aurait aussi bien pu être un nom qu’un
pseudonyme — impossible à déterminer.

> M1k3y,
> tu ne me connais pas, mais moi je te connais.
> j’ai été arrêtée le jour où le pont a sauté. Ils m’ont
> interrogée. Ils ont décidé que j’étais innocente. Alors
> ils m’ont proposé un travail : les aider à traquer les
> terroristes qui avaient assassiné mes voisins.
> Ca semblait un bon arrangement à l’époque. Je n’aurais
> pas imaginé que mon vrai travail serait d’espionner des
> gamins qui prenaient mal que leur ville se transforme en
> Etat policier.
> J’ai infiltré le Xnet le jour même de son lancement. Je
> suis dans ton réseau de confiance. Si je voulais trahir
> mon identité, je pourrais t’envoyer un mail depuis une
> adresse en laquelle tu as confiance. Trois adresses, en
> fait. Je suis totalement intégrée à ton réseau comme
> seule pourrait l’être un ado de 17 ans. Certains des
> mails que tu as reçus contiennent de l’intoxication
> soigneusement choisie par moi et mes officiers traitants.
> Ils ne savent pas qui tu es, mais ils se rapprochent.
> Ils continuent à brûler des gens et les retourner.
> Ils minent les réseaux sociaux et menacent des gosses
> pour en faire des informateurs. Il y a des centaines
> de gens qui travaillent pour le DSI à l’intérieur
> de Xnet en ce moment même. J’ai leurs noms, leurs
> pseudos et leurs clefs. Privées comme publiques.
> Dans les jours mêmes qui ont suivi le lancement
> du Xnet, nous avons travaillé à des failles de
> sécurité dans ParanoidLinux. Pour le moment elles
> sont limitées et sans conséquences, mais une
> pénétration est inévitable. Le jour où nous avons
> un trou de sécurité expoitable instantanément, tu
> es grillé.
> Je pense qu’on peut raisonnablement dire que si mes
> officiers traitants savaient que je suis en train de
> taper ceci, ils me garderaient dans un cul-de-bas-de-fosse
> à Guantanamo-sur-la-Baie jusqu’à ce que je sois une
> vieille femme.
> Quand bien même ils ne casseraient pas ParanoidLinux,
> il y a des versions de ParanoidLinux empoisonnées qui
> traînent partout. Les hachages de contrôlent ne
> correspondent pas, mais combien de gens vérifient
> les checksums ? En dehors de toi et moi ? Plein de ces
> gosses sont déjà morts, même s’ils n’en savent rien.
> Tout ce reste à faire pour mes officiers traitants,
> c’est déterminer le meilleur moment où t’arrêter pour
> que ça ait le meilleur impact possible dans les médias.
> Et ça arrivera plus tôt que tard. Crois-moi.
> Tu te demandes probablement pourquoi je te raconte
> tout ça.
> Moi aussi.
> Voici ce que je suis : je me suis engagée pour traquer
> des terroristes ; au lieu de ça, je me retrouve à espionner
> des Américains dont les opinions politiques déplaisent
> au DSI. Pas des gens qui complotent de faire sauter des
> ponts, mais des manifestants. Je ne peux pas continuer.
> Mais toi non plus, que ça te plaise ou non. Comme je
> disais, ce n’est qu’une question de temps avant que tu
> te retrouves couvert de chaînes sur Treasure Island.
> La question n’est pas si ça va arriver, mais quand.
> Alors j’en ai assez. Quelque part dans Los Angeles,
> il y a des gens. Ils disent qu’ils peuvent me
> garder en sécurité si je veux sortir d’ici.
> Je veux sortir d’ici.
> Je t’embarque, si tu veux venir aussi. Mieux vaut être
> un combattant qu’un martyr. Si tu veux venir avec moi,
> nous pourrons trouver une façon de triompher ensemble.
> Je suis bien autant intelligente que toi. Crois-moi.
> Qu’est-ce que tu en dis ?
> Voici ma clef publique.
> Masha.

En cas de doute, courir en cercle, crier et hurler. Vous connaissez ça ?
Ca n’est pas un très bon conseil, mais au moins c’est facile à suivre.
J’ai bondi du lit et j’ai marché de long en large. Mon coeur battait la
chamade et mon sang chantant en une cruelle parodie de la façon dont je
m’étais senti quand nous étions rentrés. Ceci n’était pas de l’excitation
sexuelle, mais de la pure terreur.
— Quoi, a demandé Ange. Quoi ?
J’ai montré du doigt l’écran de mon côté du lit. Elle s’est roulée, a
attrapé mon clavier et a effleuré le touchpad du bout de ses doigts.
Elle a lu en silence. Je faisais les cent pas.
— Ce doit être des mensonges, a-t-elle dit. Le DSI essaye de te faire paniquer.
Je l’ai regardée. Elle se mordait la lèvre. Elle n’avait pas l’air d’y croire.
— Tu penses ?
— Sûr. Ils ne peuvent pas t’avoir, alors ils essayent en utilisant Xnet.
— Mouais.
Je me suis rassis sur le lit. J’hyperventilais de nouveau.
— Décontracte-toi, a-t-elle dit. C’est juste de l’intox. Regarde.
Elle ne m’avait jamais pris mon clavier auparavant, mais il y avait
une nouvelle sorte d’intimité entre nous. Elle a cliqué Répondre, et tapé:
> Bien essayé.
Elle écrivait au nom de M1k3y, maintenant, aussi. Nous étions ensemble
d’une façon différente d’avant.
— Vas-y, signe. On verra bien ce qu’elle répond.
Je ne savais pas si c’était la meilleure idée possible, mais je n’en n’avais pas
de meilleure. J’ai signé et encrypté avec ma clef privée et avec la clef publique
que Masha avait fournie. La réponse a été instantanée.

> Je me doutais que tu dirais quelque chose de ce genre.
> Alors voici un hack auquel tu n’as pas pensé. Je peux
> établir un tunnel anonyme pour passer de la vidéo par
> DNS. Voici quelques liens vers des clips que tu pourrais
> vouloir voir avant de décider que je raconte n’importe
> quoi. Ces gens s’enregistrent les uns les autres, tout
> le temps, pour se prémunir contre une trahison. C’est
> facile de les mettre sur écoute quand ils s’écoutent
> les uns les autres.
> Masha.

En pièce jointe, il y avait le code source d’un petit programme qui avait
l’air de faire exactement ce que Masha prétendait : télécharger de la vidéo
à travers le protocole du Domain Name Service. Je vais donner un peu de
contexte et expliquer quelque chose. En dernière analyse, tout protocole
Internet n’est qu’une séquence de texte envoyée deci delà selon l’ordre
préscrit. C’est un peu comme prendre un camion, y faire rentrer une voiture,
mettre une motocyclette dans le coffre de la voiture, attacher un vélo à
la moto, et accrocher des patins à roulette sur le vélo. Sauf que là, c’est
comme si on pouvait aussi bien accrocher le camion aux patins à roulette.
Par exemple, prenons le Simple Mail Transport Protocol, ou SMTP, qui
s’utilise pour envoyer des e-mails. Voici un exemple de conversation entre
moi et le serveur mail, si je m’envoyais un message à moi-même:

> HELO littlebrother.com.se
250 mail.pirateparty.org.se Hello mail.pirateparty.org.se, pleased to meet you
> MAIL FROM:[email protected]
250 2.1.0 [email protected]… Sender ok
> RCPT TO:[email protected]
250 2.1.5 [email protected]… Recipient ok
> DATA354
Enter mail, end with “.” on a line by itself
> When in trouble or in doubt, run in circles, scream and shout
> .
250 2.0.0 k5SMW0xQ006174 Message accepted for deliveryQUIT221 2.0.0
mail.pirateparty.org.se closing connection
Connection closed by foreign host.

La grammaire de cette conversation a été définie en 1982 par Jon Postel,
l’un des héroïques pères fondateurs d’Internet, qui l’a utilisé pour faire
tourner ce qui était littéralement les plus importants des serveurs d’Internet
sous son bureau à l’université de Southern California, du temps de l’ère
paléolithique.

Maintenant, imaginons que nous connections un serveur mail à une session de chat.
Vous pourriez envoyer un message chat au serveur qui dirait
“HELO littlebrother.com.se”
et il répondrait
“250 mail.pirateparty.org.se Hello mail.pirateparty.org.se, pleased to meet you.”
En d’autres termes, on pourrait avoir la même conversation par chat que l’on
a par SMTP. Avec les bons bidouillages, tout le système de serveur mail pourrait
se dérouler à l’intérieur d’un chat. Ou d’une session web. Ou n’importe quoi d’autre.
C’est ce que l’on appelle le “tunelling”. Vous mettez le SMTP à l’intérieur d’un
“tunnel” de messagerie instantanée. Vous pourriez ensuite repasser le chat à
l’intérieur d’un tunnel SMTP, si vous vouliez que ça soit vraiment bizarre,
tunnellant le tunnel dans un autre tunnel. En fait, tout protocole Internet est
susceptible de ce processus. C’est pratique, parce que si l’on est sur un
réseau qui n’autorise que l’accès Web, on peut tunneller son mail dessus.
On peut tunneller son peer-to-peer préféré. On peut même tunneller Xnet —
qui est lui-même un tunnel pour des dizaines de protocoles — dessus.

Le Domain Name Service est un protocole Internet ancien et intéressant, qui
remonte à 1983. C’est la façon dont votre ordinateur converti le nom d’un
ordinateur — comme pirateparty.org.se — en une adresse IP que les ordinateurs
utilisent en réalité pour se parler les uns aux autres à travers Internet, comme
204.11.50.136. De façon générale, ça marche comme sur des roulettes, bien qu’il
y ait des millions de rouages — chaque fournisseur d’accès à Internet fait tourner
son propre serveur DNS, tout comme la plupart des gouvernements et beaucoup d’opérateurs
privés. Ces machines DNS se parlent constamment les unes aux autres, s’envoyant des
requêtes et y répondant de façon à ce que quelqu’obscur que soit le nom que vous
fournissez à votre ordinateur, il soit en mesure de le traduire en un nombre.
Avant le DNS, il existait le fichier HOSTS. Croyez-le ou non, il y avait un
unique document qui donnait la liste des noms et des adresses de chaque ordinateur
connecté à Internet. Chaque ordinateur en avait une copie. Ce fichier a fini par
devenir trop gros à utiliser, alors on a inventé le DNS et on l’a fait tourner
sur le serveur qui vivait sous le bureau de Jon Postel. Il le personnel de nettoyage
avait trébuché sur la prise, tout Internet aurait perdu la capacité de se retrouver
lui-même. Ca n’est pas une blague. De nos jours, le DNS est omniprésent : chaque
réseau a le sien, et tous ces serveurs sont configurés pour se parler entre eux et
à tout utilisateur d’Internet.

Ce que Masha avait réalisé, c’était une façon de passer un système de streaming
vidéo dans un tunnel DNS. Elle avait découpé la vidéo en milliards de petites
morceaux et les avait cachés dans des messages DNS normaux. En faisant tourner
son code, je pouvais télécharger la vidéo de tous ces serveurs DNS, à travers
tout Internet, à une vitesse incroyable. Ca devait avoir l’air étrange sur les
histogrammes de réseaux, comme si je cherchais l’adresse de tous les ordinateurs
du monde. Mais ça avait deux avantages que j’ai tout de suite appréciés : je
pouvais récupérer la vidéo en un clin d’oeil — à peine avais-je cliqué sur le
premier lien, je recevais des images en plein écran, sans saccades ni
interruptions — et je n’avais pas la moindre idée d’où elle était
hébergée. C’était totalement anonyme. Au premier abord, je n’ai même pas
compris le contenu de la vidéo. J’étais totalement bluffé par l’intelligence
de ce hack. Streamer de la vidéo sur du DNS ? C’était tellement malin et
original que c’en était pratiquement pervers. Graduellement, j’ai commencé
à comprendre ce que je voyais. C’était une table de conférence dans une petite
salle dont un miroir recouvrait tout l’un des murs. J’avais été assis dans
cette pièce: c’est là que Coupe-à-la-Serpe m’avait fait réciter mon mot de
passe à haute voix. Il y avait cinq sièges confortables autour de la table,
chacun avec une personne bien installée, tous en uniforme du DSI. J’ai
reconnu le Généralde Corps d’Armée Graeme Sutherland, commandant du DSI dans
la zone de la Baie, ainsi que Coupe-à-la-Serpe. Les autres étaient de nouveaux
venus pour moi. Ils regardaient tous l’écran vidéo au bout de la table, sur
lequel apparaissait un visage infiniement plus familier. Kurt Rooney était
connu dans tout le pays pour être le stratège en chef du Président, l’homme qui
avait fait réélire le Parti pour son troisième mandat, et qui se dirigeait vers
un quatrième. On l’appelait “Sans Pitié” et j’avais vu un jour des reportages
sur la main de fer de laquelle il tenait ses employés, leur téléphonant, leur
envoyant des messages par chat, scrutant chacun de leurs mouvements, contrôlant
toutes leurs actions. Il était vieux, avec un visage ridé, des yeux gris pâles
et un nez applati avec de larges narines frémissantes et des lèvres fines, un
homme qui avait l’air de sentir en permanence une mauvaise odeur.
C’était l’homme sur l’écran. Il parlait, et tous les autres fixaient l’écran,
chacun prenant des notes aussi vite qu’ils pouvaient taper, essayant de briller
à ses yeux.
— … disent que l’autorité les met en colère, mais nous devons montrer au
pays que ce sont les terroristes, et non le gouvernement, dont ils devraient
se plaindre. Vous avez compris ? La nation n’a pas d’amour pour cette ville.
Pour autant qu’elle en ait quelque chose à faire, c’est une Sodome et Gomorhe
de pédés et d’athées qui ne méritent que de rôtir en enfer. La seule raison
pour laquelle le pays s’intéresse à ce qui se dit à San Francisco, c’est parce
qu’ils ont eu la bonne fortune de se faire faire sauter par des terroristes
islamistes. Ces mouflets du Xnet approchent du point où ils finiront par nous
être utiles. Plus ils se radicalisent, plus le reste de la nation comprendra
que le danger est partout.

Son audience a cessé de taper.
— Nous pouvons contrôler ça, je pense, a dit Coupe-à-la-Serpe. Nous homme
à l’intérieur du Xnet se sont constitué un influence considérable. Les
bloggeurs mandchouriens font tourner jusqu’à cinquante blogs chacun,
saturent les canaux de chat, s’entrent-publient leurs liens respectifs,
essentiellement en suivant la ligne de parti définie par ce M1k3y. Mais
ils ont déjà démontré qu’ils pouvaient provoquer une action radicale, même
lorsque M1k3y essaye de calmer les choses.

Le Général Sutherland a acquiescé.
— Notre plan est de les garder discrets jusqu’à un mois après les élections
de mi-mandat. C’était notre plan à l’origine. Mais il semble…
— Nous avons d’autres idées pour les élections, a fait Rooney. C’est strictement
confidentiel, évidemment, mais vous devriez probablement éviter tous éviter
de voyager le mois qui précédera. Lâchez le Xnet dès maintenant, aussitôt que
possible. Tant qu’ils restent modérés, ils nous causent du tort. Forcez-les
à se radicaliser.

La vidéo s’est terminée. Ange et moi nous sommes assis sur le lit, en regardant
l’écran. Ange s’est baissée et a relancé la vidéo. Nous l’avons regardée. C’était
encore pire la seconde fois.
J’ai écarté le clavier et je me suis levé.
— J’en ai assez d’avoir peur. Apportons ça à Barbara et qu’elle publie tout !
Mettons-le sur Internet. Qu’ils me fassent disparaître. Au moins que saurai
ce qui m’arrivera. Au moins j’aurai un minimum de certitude dans ma vie !

Ange m’a agrippé, m’a serré dans ses bras et m’a bercé.
— Je sais, chéri, je sais. C’est terrible. Mais tu te concentres sur ce qui ne
va pas et tu ignores le bon côté des choses. Tu as créé un mouvement. Tu as
dépassé les abrutis de la Maison Blanche, les escrocs en uniforme du DSI. Tu
t’es mis en position de mettre au grand jour toute la corruption du DSI. Bien
sûr qu’ils te pourchassent. Evidemment. Tu es aurais douté une seconde ? J’ai
toujours compté qu’ils le faisaient. Mais Marcus, n’oublie pas qui tu es.
Pense à ça. Tous ces hommes, ce fric, les flingues et les espions, et toi,
un lycéen en dix-sept ans, tu les bas à plate couture. Ils ne savent rien à
propos de Barbara. Ils ne savent rien sur Zeb. Tu leur as brouillé leurs systèmes
dans les rues de San Francisco et tu les as humiliés à la face du monde entier.
Alors cesse de t’appitoyer, d’accord ? Tu tiens la victoire.
— Mais ils sont sur le point de m’avoir. Tu as bien vu. Ils vont le jeter en
prison pour toujours. Même pas en prison. Ils me feront simplement disparaître,
comme Darryl. Peut-être encore pire. Peut-être qu’ils m’enverront en Syrie.
Pourquoi est-ce qu’ils me laisseraient à San Francisco ? Je suis une épine dans
leur pied tant que je suis aux USA.
Elle s’est assise sur le lit à mes côtés.
— Ouais, a-t-elle répondu, il y a ça.
— Il y a ça.
— Bon, tu sais ce qui nous reste à faire, n’est-ce pas ?
— Quoi ?
Elle a désigné le clavier du regard. Je voyais des larmes rouler sur ses joues.
— Non ! Tu es cinglée ! Tu penses que je vais m’enfuir avec je ne sais quelle
folle rencontrée sur Internet ? Une espionne ?
— Tu as mieux à proposer ?
J’ai envoyé une pile de linge en l’air d’un coup de pied.
— Très bien. Tout ce que tu voudras. Je vais lui parler.
— Parle-lui, a dit Ange. Dis-lui que toi et ta copine allez partir.
— Quoi ?
— Ferme-là, Ducon. Tu te crois en danger ? Je suis tout autant en danger,
Marcus. Ca s’appelle complicité. Si tu plonges, je plonge.
Son menton protubérait à un angle menaçant.
— Toi et moi — on est dedans ensemble, maintenant. Tu dois te mettre ça dans le
crâne.
Nous nous sommes assis ensemble sur le lit.
— A moins que tu ne veuilles pas de moi, a-t-elle dit au bout d’un moment,
d’une toute petite voix.
— Tu plaisantes, n’est-ce pas ?
— Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ?
— En aucun pas je ne partirais volontairement sans toi, Ange. Je ne t’aurais
jamais demandé de venir, mais je suis extatique que tu aies proposé.

Elle a souri et m’a lancé mon clavier.
— Envoie un mail à cette créature de Masha. Voyons ce que cette nana peut faire
pour nous.

J’ai rédigé un mail, encrypté le message, et j’ai attendu la réponse. Ange me
carressait avec son nez, m’a embrassé dans le cou, et nous sommes restés l’un
contre l’autre. Quelque chose dans le danger et le pacte de partir ensemble –
ça me faisait oublier l’aspect gênant du sexe, et m’excitait comme un fou.
Nous étions à moitié nus quand le mail de Masha est arrivé:

> Vous êtes deux ? Pour l’amour du Ciel, comme si ça n’était
> pas déjà assez compliqué comme ça ! Je ne suis pas autorisée
> à sortir, sauf pour faire de l’observation de terrain après
> un gros coup du Xnet. Tu me comprends ? Mes officiers
> traitants surveillent chacun de mes mouvements, mais j’ai
> une laisse un peu plus longue si les Xnetters frappent un
> grand coup. Alors seulement, ils m’envoyent sur le terrain.
> Toi, organise quelque chose de spectaculaire. On m’y
> enverra.  Je nous ferai sortir tous les deux. Tous les
> trois, si tu insistes. Mais que ça soit rapide,
> Je ne peux pas t’envoyer des tonnes de mails, compris ?
> Ils me surveillent. Ils se rapprochent de toi. Il ne te
> reste pas beaucoup de temps. Des semaines. Peut-être
> seulement des jours. J’ai besoin de toi pour sortir.
> C’est pour ça que je fais tout ça, au cas où tu te poserais
> la question. Seule, je ne pourrais pas sortir. Il me faut
> une grosse diversion du Xnet. Ca, c’est ton rayon.
> N’échoue pas, M1k3y, ou nous sommes morts tous les deux.
> Et ta nana avec nous.
> Masha.

Mon téléphone a sonné, nous faisant sursauter tous les deux. C’était ma mère,
qui voulait savoir quand je rentrais à la maison. Je lui ai dait que j’étais
en route. Elle n’a pas fait allusion à Barbara. Nous avions convenu de ne pas
aborder le sujet au téléphone. C’était une idée de mon père. Il pouvait devenir
tout aussi paranoïaque que moi.
— Il faut que j’y aille, ai-je dit.
— Nos parents vont…
— Je sais, ai-je répondu. J’ai vu ce que ça a donné quand mes parents m’ont
cru mort. Me savoir en fuite ne va pas leur faire beaucoup mieux. Mais je
préfère être en cavale qu’en prison. C’est ce que je pense. De toute manière,
une fois qu’on aura disparu, Barbara pourra publier sans crainte de nous
attirer des ennuis.

Nous nous sommes embrassés sur seuil de sa chambre. Pas l’un de ces trucs sexy et
mouillés que nous faisions d’habitude quand nous nous séparions. Un baiser doux,
cette fois-ci. Un long baiser. Un baiser pour se dire au revoir.

Les trajets en BART incitent à l’introspection. Quand le train se balance et que
vous essayez d’éviter de regarder les autres passagers dans les yeux, et que vous
ne voulez pas lire des publicités pour la chirurgie esthétique, les micro-crédits
et les tests de SIDA, quand vous essayez d’ignorer les graffitis et de ne pas
regarder de trop près les choses sur la moquette. Alors, votre esprit commence à
mouliner et à ruminer.
On se balance d’avant en arrière et l’esprit repasse sur tout ce qu’il a négligé,
rejoue le film de sa vie où on n’est pas le héros, mais un minable ou un pauvre type.
Le cerveau échaffaude des théories du genre : si le DSI voulait mettre la main au
colet de M1k3y, quelle meilleure manière que de l’attirer à découvert, de le faire
paniquer au point de se lancer dans une espèce de grosse opération publique de Xnet ?
Le cerveau propose ce genre de trucs même si le trajet ne dure que deux ou trois
arrêts. Quand on sort, et qu’on commence à bouger, le sang se met à circuler et
le cerveau se remet à vous aider. Parfois, le cerveau vous donne le problème
avec sa solution.